PRÉCISIONS
Entretien avec Alain GALLOCHAT, directeur juridique de l’Institut Pasteur.
A quoi sert un brevet ?
Un brevet est délivré à l’auteur d’une invention ou à son employeur, par un organisme officiel – par exemple, le PTO aux États-Unis, l’Office européen des brevets en Europe. Sa fonction est de protéger l’invention : une fois le brevet déposé, quiconque voudra utiliser l’invention devra verser des droits au titulaire du brevet.
Quelles sont les conditions requises pour que soit délivré un brevet ?
Pour être brevetable, une invention doit être nouvelle, non évidente et avoir une application industrielle, charge à l’inventeur d’en convaincre l’Office des brevets. Mais le brevet ne peut pas s’appliquer à la découverte de quelque chose d’existant tel que dans la nature. Par exemple, on ne peut pas breveter un élément chimique comme l’oxygène, l’hydrogène, etc. : ces éléments existent déjà.
D’autre part, à supposer que l’invention possède les qualités requises, l’acquisition du brevet n’est pas gratuite : le dépôt, l’obtention et la maintenance d’un brevet coûtent cher, de même que sa défense en cas de contrefaçon.
Un être vivant est-il brevetable ?
Oui, du moment qu’il répond aux conditions nécessaires à la brevetabilité. On peut, de nos jours, breveter une plante, un animal, même un animal supérieur. A condition, bien sûr, qu’ils doivent leur existence à la main de l’homme et qu’ils n’existent pas tels que dans la nature. Ainsi, on ne pourra pas breveter une plante inconnue, que l’on vient de découvrir. En revanche, on pourra breveter une plante dont le génome a été modifié. Ou une souris transgénique, par exemple – comme ce fut le cas pour la souris de Harvard, en 1988.
Cela a-t-il toujours été le cas ?
Non. Tout est parti de l’affaire Chakrabarty. Ce chercheur indien avait modifié le génome d’une bactérie de telle sorte qu’elle dégrade les hydrocarbures. Lorsqu’il a déposé sa demande de brevet, il a d’abord essuyé un refus de l’Office américain des brevets (le PTO). Mais d’appels en contre-appels, le dossier s’est retrouvé devant la Cour suprême, qui a statué en faveur de Chakrabarty. En avril 1980, suite à cette affaire, il a été désormais établi aux États-Unis que « tout ce qui est sous le soleil et qui doit son existence à la main de l’homme est brevetable ».
Et en Europe ?
Tout dépend ce que l’on entend par Europe. L’Office européen n’a pas encore statué définitivement sur la question, et il y a donc des centaines de demandes de brevets sur des êtres vivants (plantes ou animaux transgéniques) qui restent aujourd’hui en suspens. En revanche, la Communauté européenne vient d’adopter, en juillet 1998, une directive selon laquelle les plantes et les animaux sont brevetables. Cette directive ne deviendra effective que d’ici deux ans, le temps qu’elle soit transposée dans les législations des différents pays. Il y a donc, pour l’instant, une contradiction assez absurde entre l’attitude de l’Office européen des brevets et celle de la Communauté européenne...
Et le corps humain ? S’il est génétiquement modifié, peut-il être breveté ?
Non, dans aucun pays. En revanche, il est possible de breveter des éléments du corps humain : des protéines, des fragments de gènes... Aux États-Unis, c’est le cas depuis longtemps. Dans la Communauté européenne, seulement depuis la directive de juillet 1998.
On peut breveter un gène humain, donc, à condition de l’avoir isolé, caractérisé, et qu’il y ait une application industrielle réelle pour ce gène. Bien sûr, cette décision a soulevé de nombreux débats éthiques. En arrière-fond plane une crainte, en réalité non fondée : celle de voir peu à peu brevetés tous les gènes humains, puis le génome humain dar^ son entier, et enfin le corps humain. Mais cela ne tient pas : un gène, pour être breveté, doit être doté d’une application industrielle. Ce qui n’est pas le cas de la majorité des gènes :
On peut craindre que le brevetage des gènes n’entrave au bout du compte la recherche. Peut-on encore travailler sur un gène, une fois qu’il est breveté ?
Évidemment. Supposons en effet qu’un chercheur n° 1 découvre le gène qui permet d’avoir les cheveux bouclés. Il dépose le gène et son application. Un chercheur n° 2, travaillant sur le même gène, pourra, par exemple, découvrir par la suite que ce gène a aussi une activité sur le Sida. Il déposera à son tour un brevet d’application, dit « brevet secondaire ». En théorie, évidemment, il n’aura pas l’autorisation de l’exploiter sans verser des droits au chercheur n° 1. Et peut-être n’en aura-t-il pas les moyens financiers. Mais il existe alors un recours : il suffit d’en appeler à un juge. Celui-ci peut, de son autorité, donner l’autorisation de licence, dans l’intérêt de la santé publique.
Jeremy Rifkin, dans son ouvrage Le Siècle biotech (La Découverte, 1998), évoque « un conflit historique entre les nations hyperdéveloppées de l’hémisphère Nord et les pays en voie de développement de l’hémisphère Sud pour la mainmise sur les trésors génétiques de notre planète ». Les grandes multinationales, dit-il, envoient dans les pays du Sud des prospecteurs en quête de caractéristiques génétiques rares susceptibles d’acquérir une valeur commerciale. La sagesse ancestrale des indigènes leur permet d’identifier les vertus de telle ou telle plante ou insecte... Après quoi, la multinationale a beau jeu de déposer un brevet, sans que le pays qui en est la source soit aucunement rétribué !
Cette position mérite d’être nuancée. En premier lieu, la convention de Rio, en 1990, a interdit de piller les richesses biologiques des différents pays sans contrepartie financière. Supposons qu’une plante miraculeuse ait été découverte dans un pays en voie de développement. Si l’on veut importer cette plante, il faudra l’acheter, comme on achète du riz, des arachides, etc. D’autre part, elle ne peut être brevetée, puisqu’elle existe telle que dans la nature. Rien ne peut donc interdire aux autochtones de l’exploiter et de l’utiliser comme ils l’ont toujours fait.
Supposons qu’une multinationale parvienne à identifier la molécule active, « miraculeuse », de cette plante. Peut-elle déposer un brevet sur cette molécule ?
Oui. Mais identifier précisément la molécule qui a tel ou tel effet n’a rien d’évident. En général, on a des extraits de plantes – un mélange, une soupe – sans savoir exactement quel est le principe actif. Et une soupe n’est pas brevetable. Admettons, pourtant, que l’on parvienne à identifier la molécule. Alors, oui, on pourra déposer une demande de brevet protégeant la molécule, son procédé d’obtention et son application.
Et le pays qui en est la source ne touchera donc rien sur l’exploitation de ce brevet ? Même si la plante a poussé sur son territoire ? Même si les vertus de la plante ont été identifiées, intuitivement, par le savoir ancestral des indigènes dont les prospecteurs de la multinationale se seront servis ? Avec un peu de temps, le pays aurait pourtant pu atteindre un stade de développement lui permettant d’identifier lui-même cette substance par des voies scientifiques...
Il est vrai qu’en matière de brevet, le premier arrivé gagne : c’est la règle du jeu. Mais justement, les pays en voie de développement pourraient profiter de cet état de fait, au lieu de le subir. Car, dans le domaine des biotechnologies, le travail, de type universitaire, s’adapte parfaitement à de petits laboratoires. Il ne nécessite pas de fonds très importants. Ce qui est extrêmement coûteux, c’est l’industrie du médicament : seuls les grands groupes, les grands pays, peuvent se permettre d’avoir une industrie pharmaceutique. Les pays en voie de développement, par le système des brevets, pourraient justement verrouiller leurs inventions, et se constituer un patrimoine de propriété intellectuelle. Dès lors, ils licencieraient ces inventions aux multinationales les plus offrantes.
Restent deux points importants pour y parvenir. D’une part, le pays en question doit impérativement adopter une législation en matière de brevets. D’autre part, se pose un problème financier : la société qui dépose un brevet ne doit pas se contenter de couvrir le territoire de son pays. Son brevet doit s’étendre dans tous les autres pays. Mais évidemment, cela coûte cher... Parfois trop cher pour la société qui dépose le brevet.